André Anfriani, premier "baby killer" du Milieu marseillais
Auteur de 5 meurtres et tentatives de meurtres en trois semaines pour le compte de la pègre du Vieux-Port alors qu'il n'avait que 16 ans, André Anfriani fut, il y a quelques 120 ans, en 1907, un « baby-killer » avant l'heure. Preuve que, si les gangsters des années 2020 sont particulièrement jeunes, ceux des années 1900 l'étaient déjà tout autant dans la cité phocéenne.
[ Ce texte reprend, en substance, certains paragraphes de mon article « Nervis Vs Racailles » ]
Ces trois dernières années, les règlements de comptes impliquant des tueurs à gages extrêmement jeunes ont défrayé la chronique du narcobanditisme marseillais à de nombreuses reprises. L'affaire Nessime Ramdane reste, à ce titre, la plus tragique de toutes : elle a vu un chauffeur VTC sans histoire assassiné d'une balle dans la tête par un gamin de 14 ans, le 3 octobre 2024, venu lui-même venger un tueur de 15 ans battu à mort et brûlé vif la veille dans la cité Félix-Pyat. Une affaire sans précédent qui avait choqué, à juste titre, l'opinion publique nationale.
Le cas de Matteo Farina, tueur à gages de 18 ans lui aussi recruté sur les réseaux sociaux, œuvrant pour la tristement célèbre DZ Mafia et auteur d'au moins six meurtres en 2023, est également devenu emblématique de la nouvelle formule du crime organisé marseillais. Mais aujourd'hui ce n'est pas à Matteo Farina que nous allons nous intéresser mais à son double de la Belle Époque, André Anfriani, de deux ans plus jeune que lui au moment de ses méfaits, mais tout aussi dangereux et imperméable à la souffrance d'autrui. Hasard du destin, le patronyme Anfriani est un anagramme presque parfait de Farina, comme si l'histoire se répétait jusque dans ses intitulés.
Le cas d'André Anfriani, bien qu'étant le plus spectaculaire de son temps, n'est pourtant pas isolé dans la pègre marseillaise des années 1900. Nous pouvons par exemple citer la « bande de l'As de Trèfle », quatre adolescents de Saint-Mauront âgés de 15 à 18 ans (Louis Ousset, dit Testasse, Pierre Fabre, Joseph Roche et Roch Luciani), qui commirent une terrible série de vols avec violence en décembre 1916, avec tabassages en règle et coups de couteau à l'emporte-pièce, jusqu'à l'assassinat pur et simple d'un jeune homme de 18 ans, Charles Planta, qui avait osé leur résister, tué de plusieurs coups de couteau dans l'abdomen le 11 décembre 1916 rue Turenne.
Et il y en eut de bien plus jeunes encore : le vendredi 25 août 1905 par exemple, sur le boulevard Maritime, c'est un gamin de 10 ans qui porta un violent coup de couteau dans la cuisse d'un charretier qui l'avait surpris en train de chaparder ses melons. Le même jour, sur les terrains vagues du Lazaret, une enfant de 8 ans, Marie Perinelli, était atteinte de deux coups de couteau portés par un autre gosse de 6 ans et demi, la blessant à l'épaule et au ventre. Décidément, la Belle Époque ne l'était pas pour tout le monde...
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Le petit Corsico du Panier
André Anfriani est né le 16 décembre 1890 à Aregno, en Haute-Corse, dans la région de la Balagne. Son père est un petit négociant de la région, propriétaire d'une dizaine d'hectares de terres agricoles. Il part s'installer dans la cité phocéenne avec sa famille à la fin du siècle, dans le quartier du Panier, à forte dominante corse. A l'exemple de Matteo Farina, André Anfriani n'est donc pas un enfant de la misère, mais possède néanmoins un très fort tempérament, et un goût certain pour la violence.
Encore enfant, il s'adonne avec passion au « jeu du bataillon », de grandes bagarres générales à coups de pierres entre les gamins des paroisses rivales, alors en vogue à Marseille sur les terrains vagues des quartiers populaires. « Saint-Jean et la Major ça n’allait pas beaucoup, se rappelle un ancien habitant du quartier interrogé par Nicole Coulomb en 1979. Ils attrapaient des pierres et hop ! ils se les lançaient. Il y avait combien de petits les yeux crevés ! On ne pouvait pas aller à l'esplanade de la Tourette les jours de bataillon, si vous passiez, vous mourriez ! Pardi, c’était pas pour rire ». Avec sa robuste carrure André Anfriani devient un membre éminent du « bataillon de la Major », et un spécialiste du coup de boule contre les champions du camp adverse.
Alors qu'il a 13 ans, sa famille déménage au numéro 70 de la rue Caisserie, à la frontière du quartier Saint-Jean. C'est la Little Italy de Marseille, le quartier des pêcheurs et du petit peuple, des ruelles insalubres et du linge aux fenêtres.
Surtout, 100 mètres en dessous de la nouvelle demeure familiale se trouve le célèbre Quartier Réservé, une petite zone d'une quinzaine de ruelles où la prostitution est entièrement légale et autorisée par la municipalité. Entre bordels de luxe, hôtels de passe et bistrots crapuleux, le quartier attire marins, soldats, légionnaires, maquereaux, bourgeois et prostituées des cinq continents dans ses soirées endiablées. C'est aussi et surtout la terre de prédilection de la pègre marseillaise. Est-ce la proximité de ce quartier haut en couleur, où l'argent du vol et du proxénétisme coule à flot, qui a fait glisser le jeune Anfriani sur la pente du crime ?
Quoi qu'il en soit, début 1907, tout juste âgé de 16 ans, André Anfriani est définitivement devenu un « nervi », expression marseillaise désignant alors les petits et moyens criminels de la pègre locale. Après s'être fait la main avec les copains en volant sur les docks et en cassant les petits magasins, mais aussi en Corse où il est condamné à 15 mois de prison avec sursis pour vol, André commence en effet à maquer ses premières filles dans les bars à tapin du Quartier Réservé, dont il fréquente avec assiduité les bistrots interlopes et les arrière-salles enfumés. Avec sa gueule ronde de gosse du maquis et son regard déterminé, il connaît aussi un certain succès dans les balètis du quartier, où il enchaîne les valses et les pasos dobles avec les petites cagoles de Saint-Jean, quand il ne doit pas sortir les poings pour se faire respecter par les nervis qui jouent les caïds dans les dancings du Vieux-Port.
Un tueur est né
A l'été 1907, après avoir passé tout le mois de juillet dans sa famille en Corse, la vie d'André Anfriani bascule définitivement dans l'ultra-violence. Une fuite en avant sanglante qui le mènera à commettre trois meurtres en l'espace de trois semaines, sans que l'on ne sache quelle fut l'étincelle qui fit exploser la poudrière.
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Le 13 août 1907, dans un bistrot du 8 rue de l’Évêché, au Panier, il aperçoit son ennemi juré, le marin Jean-Pierre Sarthe, en train de jouer au billard avec des collègues. Les deux hommes se disputaient alors la même prostituée, et le marin n'avait pas hésité à rouer de coups le jeune corse quelques jours plus tôt. Un affront insupportable pour André : il fait irruption dans le bar et tire à quatre reprises sur son concurrent qui, bien que blessé, poursuit Anfriani dans la rue arme au poing et échange quelques coups de feu avec lui, avant de s'effondrer sur le trottoir, mortellement atteint.
Désormais, toute personne qui se mettra en travers de la route du jeune nervi subira le même sort. Deux semaines plus tard, un grand bal en plein air est donné sur la place des Moulins, en plein cœur du Panier. Une altercation éclate entre André Anfriani et un certain François Traverso, sur qui il vide son chargeur sans sommation.
Pour les caïds du Quartier Réservé il n'en fallait pas plus : le petit Anfriani a fait ses preuves. Ils le recrutent alors pour abattre Charles Leoni, interprète-juré suspecté de renseigner la police sur les malfaiteurs du quartier. On raconte d'ailleurs qu'Anfriani aurait joué la vie de l'indicateur aux cartes avec ses amis, pour savoir qui aurait la charge de l'éliminer. La veille du meurtre, armé de trois revolvers qu'il exhibe à l'un de ses complices sur la place de la Joliette, il aurait même déclaré : « Tu vois, voilà mes batteries ! Je sais qu'on veut me faire, mais avant qu'ils y arrivent, j'en ferais pleurer quelques-uns ! ».
Le 4 septembre, jour prévu pour l'exécution, Anfriani passe sa matinée à enchaîner les absinthes dans une dizaine de bars de la Joliette et du Panier pour se donner du courage, avant de se poster vers midi rue de la République avec un complice, où habite Leoni. Il l'aperçoit à 14h qui descend la vaste avenue haussmannienne vers le Vieux-Port, et lui vide son chargeur dans le dos, avant de prendre la fuite à toutes jambes. Sur sa route il croise Hilarion Gilly, un ouvrier qui se saisit d'une truelle pour arrêter l'assassin, et lui tire plusieurs balles dans le ventre en guise d'avertissement. Puis c'est le confiseur Léon Brun qui est abattu, pour être sorti de son magasin au mauvais moment, tandis qu'Anfriani poursuit sa course folle dans les ruelles tortueuses du Panier. « Il avait cas rester dans sa pâtisserie celui-là ! », déclarera-t-il plus tard aux enquêteurs qui l'interrogent, en haussant les épaules.
La chute du baby-killer
Recherché par toutes les polices de Marseille pour cette sanglante virée, André Anfriani se cache plusieurs jours sur la côte déguisé en marin pour ne pas attirer l'attention, dormant tour à tour à Malmousque, à l'Estaque, puis dans la calanque de Morgiou où il trouve refuge dans le cabanon d'un pêcheur. Entre-temps son grand frère a organisé une « teinche » (une collecte) dans le Milieu pour financer la cavale d'André vers l'Amérique. Afin de mieux préparer son départ le jeune assassin retourne alors se cacher en ville, mais, bien informée, la police l'arrête le 12 septembre chez une amie de sa mère.
Le triple meurtre de la rue de la République avait créé l'émoi dans la population marseillaise, et il faudra 16 gendarmes à cheval pour escorter André Anfriani du commissariat à la prison Chave (à l'angle du boulevard éponyme et de la rue George), pour lui éviter d'être lynché par la foule très nombreuse qui crie « à mort ! », « à la guillotine ! » au passage de son fourgon cellulaire. André est finalement condamné à la peine capitale le 22 février 1908, peine commuée en travaux forcés à perpétuité au vu de son jeune âge, et envoyé au bagne de Cayenne.
Là, dans la chaleur torride de la forêt guyanaise et l'atmosphère poisseuse des vastes cellules communes, il retrouve les vieilles figures de la pègre du Vieux-Port, les caïds du Quartier Réservé dont il a pu lire les tristes exploits dans les colonnes du Petit Provençal et du Petit Marseillais : Charles Scaglia, qui tua deux agents de police sur le Vieux-Port le 20 juin 1907 ; Cosmo « Bombe » Miele, qui devait son surnom, dit-on, à un attentat à la bombe fomenté contre un commissariat de Marseille après un passage à tabac dont il fut victime ; Paul « la Terreur » Lucchini, qui mit le Quartier Réservé à feu et à sang en 1906 en rackettant tous les proxos de la zone ; Cardagno « le Toscan » Guifredi, condamné pour l'assassinat d'un policier à Arenc en 1904, et son beau-frère Louis Lassagette, meurtrier d'un couple de musiciens du bidonville de l'enclos Peyssonel, à qui il reprochait d'avoir parlé avec un agent de la maréchaussée ; Joseph « Pin » Filippa, qui déclencha la première guerre des gangs de Marseille en 1902 entre la « bande de Saint-Mauront » et la « bande de Saint-Jean » pour le contrôle de la prostitution... Bref, rien que des copains.
Néanmoins, Anfriani n'entend pas faire de vieux os dans les sordides geôles de Cayenne. Le vieux bagne est une passoire bien connue, mais l'évasion y est aussi facile que la cavale y est dangereuse : requins, caïmans, risques de noyade, capture par les indiens, maladies diverses et variées... Ayant patiemment préparé son coup, André se fait la belle le 9 décembre 1909, à bord d'une pirogue creusée dans un tronc d'arbre. Il gagne alors le large, monte clandestinement sur un paquebot argentin croisant dans les eaux guyanaises, et débarque à Maracaibo, au Vénézuela. Là, une petite colonie de truands français installés sur place, eux aussi évadés du bagne, l'accueille à bras ouverts. Mais Anfriani est rapidement arrêté, et regagne les geôles de Cayenne dès le mois de mars 1910.
Douze ans plus tard, le 11 juillet 1922, âgé de 31 ans, il s'évade de nouveau, et on perd cette fois sa trace. Est-il mort en tentant la traversée ? Capturé par les indiens d'Amazonie ? Ou bien a -t-il rejoint l'un des nombreux ports sud-américains où pullulaient alors les gangsters français, grands proxénètes internationaux, solidement implantés à Buenos Aires, la Havane, Montevideo, Rio de Janeiro ou encore Barranquilla ?
Quoi qu'il en soit, comme nous l'avons vu, le petit gars du Panier n'avait rien à envier aux minots des années 2020 : même jeunesse meurtrière, même violence décomplexée, même insouciance envers la vie d'autrui. De la pègre de la Belle Époque au narcobanditisme de la Gen Z, l'histoire semble s'être répétée, une fois de plus.