Nervis VS Racailles : violence d'hier et d'aujourd'hui dans le banditisme marseillais
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Dans le cadre de mes recherches sur le Quartier Réservé (voir mon livre Marseille Interdite, paru en juin 2024 à la Manufacture de Livres), j'ai été amené à appréhender une réalité criminelle ancienne, vieille de plus d'un siècle, et déjà extrêmement violente dans la cité phocéenne. Ce qui m'a donné l'idée de cet article comparatif, mettant en parallèle la violence des années 2020 dans le narcobanditisme des quartiers nord d'une part, et la violence d'avant-guerre dans la pègre du Quartier Réservé d'autre part.
[A propos du Quartier Réservé, outre mon livre, vous pouvez notamment lire cet extrait, ou bien mon article consacré au sujet]
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Indéniablement, depuis la fin du Covid, le narcobanditisme marseillais connaît un regain de violence encore jamais vu jusque-là. Le recours systématique à l'enlèvement et à la torture pour la moindre peccadille, les fusillades en pagaille sur les points de deal, les trahisons à répétition, la jeunesse des protagonistes, les "guetteurs" et "charbonneurs" qui sont, de plus en plus souvent, séquestrés dans de petits appartements et obligés de travailler gratuitement, battus à répétition, torturés, et parfois même violés par leurs patrons, comme dans l'affaire du réseau de la Busserine en 2020... Une violence barbare, irréfléchie, qui semble avoir explosé ces cinq dernières années.
Ainsi, le 3 avril 2023, lorsque Matteo Farina est arrêté, c'est la sidération générale : un tueur à gages de 18 ans à peine, avec au moins six meurtres à son actif, travaillant avec les plus gros gangs de Marseille pour quelques milliers d'euros. Du jamais vu.
Mais tout juste 18 mois plus tard c'est déjà de l'histoire ancienne, et le cas Farina semble devenu quelque chose de banal : désormais les tueurs ont 14 ans. Le 1e octobre 2024, pour une simple embrouille portant sur quelques kilos de haschich, le petit trafiquant Hacène L., alors incarcéré à la prison de Luynes, recrute un homme de main de 15 ans via les réseaux sociaux pour qu'il aille intimider ses ennemis à Félix Pyat, l'une des cités les plus pauvres de la ville, à forte dominante comorienne, dans le 3e arrondissement. La petite main, à qui la somme dérisoire de 2000 euros avait été promise, se rend donc sur les lieux mais se fait rapidement repérer par des jeunes de la cité, qui trouvent sur lui une arme à feu. Face à ses réponses hésitantes, les jeunes de Félix Pyat déchaînent sur le pauvre gosse une barbarie sans nom : le gamin est poignardé à cinquante reprises, puis brûlé vif alors qu'il respire encore.
Et les choses ne s'arrêtent pas là : dès le lendemain Hacène L. recrute un nouveau sbire sur les réseaux sociaux, un minot de 14 ans cette fois, à qui il demande de tuer un « jeune black » de Félix Pyat, pour venger le mort de la veille. L'enfant-tueur originaire du Vaucluse se rend à Marseille le 3 octobre, monte dans un taxi VTC et demande au chauffeur de l'amener dans la cité du 3e arrondissement. Mais le chauffeur pressent que quelque chose d'étrange se prépare, et refuse net. Il reçoit une balle dans la nuque et meurt sur le coup, à hauteur de la rue Léon Gozlan. Nessim Ramdane avait 36 ans, et était père de trois enfants.
Tout semble donc partir en c*******, à Marseille comme ailleurs. Certes.
Néanmoins, pour un Matteo Farina tueur à 18 ans, on a bien eu, dès 1907, un jeune tueur de 16 ans, André Anfriani, recruté par les caïds du Vieux-Port pour exécuter leurs basses œuvres, assassinant trois personnes en moins d'un mois. Et si en 2023, année record de ce nouveau millénaire, on a déploré un taux d'homicide de 4.1 pour 100 000 habitants dans les Bouches-du-Rhône, il était bien plus élevé à la fin du 19e siècle : 8.9 homicides pour 100 000 habitants en 1886, soit plus du double. Et si le ministère de l'Intérieur n'a eu à déplorer qu'un seul policier assassiné à Marseille ces trente dernières années, il y eut en revanche, entre 1904 et 1934, une véritable hécatombe dans la police phocéenne, avec pas moins de 21 agents assassinés en 30 ans...
La déferlante de violence dans le narcobanditisme marseillais des années 2020 est donc indéniable, mais il faut la mettre en perspective avec le passé. Un passé déjà très violent, et tout particulièrement dans le Quartier Réservé du Vieux-Port, sur lequel nous allons fixer notre attention, à titre de comparaison avec l'époque actuelle.
Appelé aussi la Fosse ou les Brics, le Quartier Réservé et ses ruelles étaient alors le haut-lieu de la pègre marseillaise, de la prostitution, des bordels et du proxénétisme, de la fête crapuleuse, des marins en bordée et des soldats en permission. Un quartier fortement cosmopolite alors célèbre dans le monde entier, où se côtoyaient Provençaux, Napolitains, Corses, Algériens, Indochinois, Sénégalais, Antillais, Chinois et autres Espagnols dans un joyeux désordre tout méditerranéen, entre bars malfamés, bordels de luxe, fumeries d'opiums, tripots clandestins et cinémas pornographiques. Le petit Far West de la Marseille d'antan, sur les rives du Vieux-Port.
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Quartier Réservé Vs Quartiers Nord
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Le Quartier Réservé de Marseille et ses alentours directs (de la place Victor Gelu à la rue des Martégales) regroupaient, jusqu'à leur destruction par les nazis en 1943, un total d'environ 10 000 habitants. Ce qui va nous permettre de faire quelques comparaisons avec des secteurs des quartiers nord à peu près aussi peuplés : la Belle-de-Mai, avec ses 14 000 habitants, La Paternelle et ses environs (les Micocouliers, Vieux-Moulin, La Maurelette...) qui regroupent 7000 habitants, et enfin Bon-Secours (cité des Rosiers, cité de la Marine Bleue, Saint-Gabriel...) et ses 11 000 habitants.
Il s'agit là des trois quartiers marseillais les plus meurtriers de ces cinq dernières années. Les chiffres vont pourtant nous montrer qu'ils sont loin, très loin des statistiques que l'on a pu enregistrer dans l'histoire du Quartier Réservé il y a plus d'un siècle.
En 2023, c'est le secteur de la Paternelle, au cœur d'une lutte de territoire sans merci pour le contrôle du trafic de drogue entre la DZ Mafia et le clan des Yodas, qui a enregistré le plus d'homicides volontaires au pied de ses tours, avec neuf homicides comptabilisés dans l'année.
Cent ans auparavant pourtant, en 1917, l'année la plus noire de l'histoire du Quartier Réservé, le bilan fut bien plus lourd : ce ne sont pas moins de 15 cadavres qui furent ramassés par la police dans les ruelles du quartier cette année-là, en plus de 54 personnes blessées par arme blanche ou par arme à feu.
Avec un pic de violence tout particulièrement brutal en fin d'année : entre le 24 novembre et le 22 décembre 1917, le quartier avait en effet enregistré un total de six meurtres en moins de 30 jours. Le 13 décembre, à l'angle de la rue Bouterie et de la rue Figuier-de-Cassis, un inconnu avait carrément balancé une grenade dégoupillée sur des policiers en faction, blessant grièvement trois d'entre eux ainsi que deux marins norvégiens en escale dans la ville, tandis que le 28 novembre le juif tunisien Messaoud Allouch mitraillait des proxénètes algériens concurrents dans la rue Caisserie, faisant trois morts et deux blessés graves. Toute une époque.
Si l'on prend en compte une période plus large de cinq années, 2020-2024, c'est à la Belle-de-Mai qu'il y a eu le plus d'assassinats à Marseille : pas moins de 19 morts en cinq ans (1 en 2020, 6 en 2021, 4 en 2022, 3 en 2023, 5 en 2024), suivit de près par le quartier de Bon-Secours, avec 16 morts sur la même période.
Là encore le Quartier Réservé enregistrait, il y a plus d'un siècle, des chiffres bien supérieurs : entre 1917 et 1921, on y a ainsi comptabilisé un total de 52 homicides volontaires, soit presque le triple que le pire quartier des années 2020 (pour le détail : 15 meurtres en 1917, 9 en 1918, 11 en 1919, 8 en 1920, 9 en 1921). Et les années suivantes que j'ai pu étudier sont à l'avenant : 8 meurtres en 1923, 5 meurtres en 1925, 11 meurtres en 1927... dans un tout petit secteur de 200 mètres sur 500 regroupant tout juste 10 000 habitants, je le rappelle.
Au total, le Quartier Réservé aura connu au cours de son histoire (1878-1943) près de 300 meurtres, soit une moyenne d'un tous les deux mois et demi, ou cinq par an. Dans la seule rue Bouterie (200 mètres de long, 400 habitants), la principale rue du quartier, on a compté 50 homicides volontaires sur la même période. Des chiffres encore jamais égalés nulle part ailleurs à Marseille.
Pour élargir un peu le propos, j'ai également étudié dans le détail l'ensemble du territoire marseillais sur un mois complet pris au hasard dans cette époque, en l’occurrence février 1919. Les journaux locaux y ont comptabilisé un total de 25 fusillades - soit quasiment une par jour - , quatre meurtres, et 26 blessés par arme à feu... sachant que la ville ne comptait alors que 500 000 habitants, contre quasiment 900 000 aujourd'hui.
Pour vous donner un petit aperçu de la réalité violente des ruelles du Vieux-Port dans l'entre-deux-guerres, je vous invite à vous rendre en fin d'article, où je liste dans le détail tous les meurtres et fusillades recensés dans le Quartier Réservé et ses alentours pour l'année 1927.
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Nervis Vs Narcobandits
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Si les années 1920 furent particulièrement violentes dans le Quartier Réservé de Marseille, il en fut de même à la Belle Époque, et tout particulièrement entre 1900 et 1908, le temps des « Nervis ». Par cette appellation on dénommait alors les délinquants turbulents de Marseille, et notamment les premiers caïds du proxénétisme. On trouve d'ailleurs, entre ces criminels et ceux d'aujourd'hui, un certain nombre de points communs :
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Une violence jugée extrême, désordonnée et complètement impulsive.
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La jeunesse des protagonistes, qui à cette époque comme aujourd'hui avaient le plus souvent moins de 25 ans, et étaient parfois encore mineurs, les trentenaires faisant déjà office « d'anciens ».
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Une activité criminelle quasi-exclusive, centrée autrefois sur le proxénétisme, aujourd'hui sur le trafic de drogue, et nécessitant un contrôle stricte de territoires précis pour pouvoir se déployer pleinement : aujourd'hui les points de deal des quartiers nord, hier les rues de la prostitution (que l'on retrouvait principalement dans le Quartier Réservé, à Belsunce, à la Porte d'Aix et à l'Opéra).
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Un sentiment d'appartenance territoriale accru : les nervis étaient avant tout de la bande de leur quartier. Ainsi la « bande de Saint-Jean », la « bande du Grand-Théâtre », la « bande de Saint-Mauront », la « bande de Saint-André » ou la « bande de la Joliette » firent la frayeur des bourgeois de l'époque, tout comme aujourd'hui on parle des « Blacks de Félix Pyat », du « gang des Oliviers A », de « l'équipe des Lauriers » ou du « réseau de la Castellane ».
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Les origines immigrées d'une très large part de ces jeunes criminels : à la Belle Époque ils étaient majoritairement Italiens et Corses, aujourd'hui ils sont majoritairement Maghrébins et Comoriens, soit, dans un cas comme dans l'autre, les populations les plus nombreuses des quartiers pauvres, avec, de manière plus anecdotique, une origine insulaire pour les Corses tout comme pour les Comoriens.
De nombreux points communs, donc, entre les Nervis de la Belle Époque et les narcobandits des années 2020. Et les faits divers du début du 20e siècle dans le Quartier Réservé sont à l'avenant : le 19 mai 1902 par exemple, des policiers viennent arrêter Ange Pesce dans la rue Bouterie pour un vol avec violence commis la veille, et sont accueillis par une douzaine de nervis qui leur tirent dessus de toutes parts, faisant un mort et trois blessés dans le foule.
Le 26 août 1900, des hussards en permission font un grabuge de tous les diables dans le Quartier Réservé, et déclenchent une terrible bagarre avec les proxénètes du quartier. Un militaire est tué d'une balle dans la tête dans la mêlée, tandis qu'un autre reçoit plusieurs coups de couteaux dans le dos. Le lendemain une soixantaine de soldats débarquent dans le quartier pour venger leur mort, attaquant les nervis à coups de sabre et mettant à sac les bars et les bordels du Vieux-Port, tandis que les prostituées leur balancent de la vaisselle sur la tête depuis les étages. Il faudra l'intervention de l'armée et de la gendarmerie à cheval pour ramener le calme dans la zone.
Le 23 février 1904, un certain Jean Gassin ose déclarer dans un bistrot du Vieux-Port, à propos d'un assassinat commis peu avant par la Bande de Saint-Jean, les caïds du Quartier Réservé : « C'est lâche de se mettre à dix ou douze pour tuer quelqu'un ». Il est criblé de neuf balles dans le corps le soir même. Son ami Laurent Paradis le veille alors dans sa chambre d'hôpital, pistolet à la main. Il est tué d'une balle dans la nuque le 8 mai 1904 sur la place Vivaux. On ne transige pas avec les nervis.
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Anfriani Vs Farina
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Le parcours du nervi André Anfriani est quant à lui particulièrement marquant, et rappelle, par la jeunesse de cet assassin, le cas d'un Matteo Farina ou des jeunes tueurs à gage de 14 ans de ces dernières années (hasard du destin, le nom Farina est d'ailleurs un anagramme du nom Anfriani).
André Anfriani est né le 16 décembre 1890 à Aregno, en Haute-Corse, dans la région de la Balagne. Son père est un petit négociant de la région, propriétaire d'une dizaine d'hectares de terres agricoles, et part s'installer dans la cité phocéenne avec sa famille à la fin du siècle, d'abord dans le quartier du Panier, à forte dominante corse, puis au numéro 70 de la rue Caisserie, sur la frontière nord du Quartier Réservé.
A l'exemple de Matteo Farina, André Anfriani n'est donc pas un enfant de la misère, mais possède néanmoins un très fort tempérament. Il semble ainsi avoir très tôt glissé sur la pente du crime, entraîné par ses mauvaises fréquentation du Panier, et se révélera finalement être le plus violent d'entre eux. A l'été 1907, alors qu'il na que 16 ans, il commet en effet, en l'espace d'un mois à peine, une série de trois meurtres qui lui vaudront une condamnation à perpétuité pour le bagne de Cayenne.
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Membre à part entière de la pègre du Quartier Réservé, André Anfriani fait alors travailler plusieurs prostituées pour lui dans les bars à tapin du Vieux-Port. Le 13 août 1907, il commet son premier meurtre : en milieu de soirée, dans un bistrot de la rue de l’Évêché, il aperçoit l'un de ses rivaux, le marin Jean-Pierre Sarthe, en train de jouer au billard. Les deux hommes se disputaient alors la même femme, et le marin n'avait pas hésité à rouer de coups le jeune corse quelques jours plus tôt. Affront insupportable pour André : il se cache dans l'encadrement de la porte du bar, et abat son concurrent de quatre balles dans le corps. Deux semaines plus tard, un grand bal en plein air est donné sur la place des Moulins, en plein cœur du Panier. Une altercation éclate entre André Anfriani et un certain François Traverso, sur qui il vide son chargeur sans sommation.
Pour les caïds du Quartier Réservé il n'en fallait pas plus : le petit Anfriani a fait ses preuves. Ils le recrutent alors pour abattre Charles Leoni, interprète-juré qui renseigne la police sur les malfaiteurs du quartier. On raconte d'ailleurs qu'Anfriani aurait joué la vie de l'indicateur aux cartes avec ses amis, pour savoir qui aurait la charge de l'éliminer. La veille du meurtre, armé de trois revolvers qu'il exhibe à l'un de ses complices sur la place de la Joliette, il aurait même déclaré : « Tu vois, voilà mes batteries ! Je sais qu'on veut me faire, mais avant qu'ils y arrivent, j'en ferais pleurer quelques-uns ! ».
Le 4 septembre, après avoir écumé une dizaine de bars où il a enchaîné les verres d'absinthe pour se donner du courage, Anfriani se rend rue de la République, où habite Leoni. Il l'aperçoit au bout d'un moment qui sort de chez lui, et lui vide son chargeur dans le dos, avant de prendre ses jambes à son coup. Dans sa fuite il tire plusieurs balles dans le ventre d'Hilarion Gilly, un ouvrier qui s'était saisit d'une truelle pour arrêter l'assassin. A quelques mètres de là Anfriani tire cette fois sur Léon Brun, un confiseur sortit de son magasin pour intervenir, et le tue sur le coup. « Il avait cas rester dans sa pâtisserie celui-là ! », déclarera Anfriani plus tard aux enquêteurs qui l'interrogent.
Arrêté quelques jours plus tard alors qu'il s'était caché dans divers cabanons de pêche de la côte marseillaise, André Anfriani doit être escorté par seize gendarmes à cheval lorsqu'on le mène du commissariat à la prison Chave, pour éviter d'être lynché par la foule très nombreuse qui crie « à mort ! », « à la guillotine ! » au passage de son fourgon cellulaire. Il est finalement condamné à mort le 22 février 1908, peine commuée en travaux forcés à perpétuité au vu de son jeune âge, et envoyé au bagne de Cayenne.
Là, il parvient à s'évader le 9 décembre 1909 à bord d'une pirogue qu'il avait creusé dans un tronc d'arbre, et monte à bord d'un paquebot argentin qui croisait au large de la Guyane. Il débarque à Maracaibo, au Venezuela, où une petite colonie de truands français installés sur place, eux aussi évadés du bagne, l'accueille à bras ouverts. Mais Anfriani est rapidement arrêté, et regagne les geôles de Cayenne dès le mois de mars 1910.
Douze ans plus tard, le 11 juillet 1922, âgé de 31 ans, il s'évade de nouveau, et on perd cette fois sa trace. Est-il mort en tentant la traversée ? Capturé par les indiens d'Amazonie ? Ou bien a -t-il rejoint l'un des nombreux ports sud-américains où pullulent alors les gangsters français, grands proxénètes internationaux, solidement implantés à Buenos Aires, la Havane, Montevideo, Rio de Janeiro ou encore Barranquilla ?
Quoi qu'il en soit, comme nous l'avons vu, le petit gars du Panier n'avait rien à envier aux minots des années 2020 : même jeunesse meurtrière, même violence, même insouciance envers la vie d'autrui.
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« Les jeunes n'hésitent plus à tirer sur la police »
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Penchons-nous désormais sur un autre sujet : celui du nombre de policiers assassinés chaque année, car là aussi les réalités d'antan risquent de vous surprendre.
Selon le site Police Action Solidaire, sur les 40 dernières années, on a compté trois policiers assassinés à Marseille, et aucun depuis 1994 (sauf si l'on comptabilise Eric Lales, abattu le 8 décembre 2011 par une équipe de cambrioleurs à Vitrolles).
Or, pour une période équivalente de 40 ans, soit entre 1900 et 1940, on a dénombré dans la seule commune de Marseille pas moins de 21 policiers assassinés, soit sept fois plus qu'aujourd'hui. Une véritable hécatombe qu'aucune autre époque n'a ne serait-ce qu'effleurer, bien heureusement.
Le 21 avril 1932 par exemple, Camille Maucuer assassinait trois policiers qui lui barraient la route alors qu'il braquait un bureau de poste à Saint-Barnabé. Dans le Quartier Réservé, le 12 juillet 1920, c'est l'agent Jean Mattéi qui était tué par un jeune proxénète guadeloupéen de 18 ans, Gabriel Simplon, alors qu'il tentait de l'appréhender suite à une bagarre avec des tirailleurs marocains. Le 27 mai 1925, à quelques rues de là, c'est son collègue Louis Agostini qui perdait la vie, tué d'une balle dans la tête par des nervis de la Joliette alors qu'il intervenait pour mettre fin à un passage à tabac dont était victime un jeune travesti du quartier.
Le 20 juin 1907, deux policiers venus arrêter un caïd du Quartier Réservé, Charles Scaglia, étaient abattus sans sommation par ce jeune corse de 24 ans, lui-même fils de gendarme. Lors de son procès aux Assises, il déclare :
« Vous voulez ma tête. Cela m’est égal. Vous pouvez m’envoyer à l’échafaud. J’irai la tête haute, je n’ai pas peur ! Il y a trois beaux jours dans la vie : la naissance, le mariage et la mort. L’échafaud, ce sera pour moi une satisfaction. J’en ai encore assez dans l’estomac. Tuez-moi ! faites de moi ce que vous voudrez. »
Si l'on prend de la hauteur et que l'on se penche sur l'ensemble du territoire français, les chiffres sont, là aussi, en totale dégringolade : 13 policiers tués ces dix dernières années en France, contre 32 dans la décennie 1990, 41 dans la décennie 1970, et 58 dans la décennie 1980. Le graphique qui suit est à l'avenant, et rappelle que si la police d'aujourd'hui subit de nombreuses violences, le meurtre de policiers est désormais devenu rarissime, et ce malgré les différentes attaques terroristes qui ont frappé les forces de l'ordre ces dernières années.
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Une année dans le Quartier Réservé
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Pour vous donner une idée des accès de violence qu'a connu le Quartier Réservé de Marseille au cours de son histoire, voici, à titre d'exemple, un petit zoom sur l'année 1927, pour laquelle j'ai recensé tous les homicides volontaires qui ont été commis cette année-là, ainsi que les diverses fusillades enregistrées dans la presse locale, sur ce petit territoire de 500 mètres sur 200, regroupant 25 rues, 4 places et 10 000 habitants. Résultat : 11 meurtres, 28 fusillades et 30 blessés par balle, pas moins
[ En plus des 17 rues du Quartier Réservé stricto sensu, j'ai également pris en compte trois places des alentours (Victor Gélu, Villeneuve et Daviel) ainsi que huit rues (Taulisse, Martégales, Guirlande, Rose, Torte, Coutellerie, Bonneterie et Fontaine-Rouvière) ]
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Bilan du jour de l'An 1927 dans le Quartier Réservé : un mort et deux blessés graves. Une première bagarre éclate entre plusieurs Italiens dans un bistrot de la rue de l'Amandier. Giuseppe Boggia, ouvrier du port, est grièvement blessé d'une balle dans le ventre.
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Le même jour dans la même rue, ce sont cette fois des Algériens qui se prennent de querelle. L'un d'eux, Mohammed Ferrala, est blessé de plusieurs coups de couteau.
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Toujours le soir du jour de l'An, dans un bar de la rue de la Loge, le Guadeloupéen Justin Romani-Berton est tué par un compatriote de cinq balles dans le corps. Les deux hommes, maquereaux notoires, convoitaient la même femme.
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Le 24 janvier, au numéro 14 de la rue Torte, vers 2 heures de l'après-midi, l'Italien Pierre Covello tire trois balles sur Antoinette Imperato, jeune femme de 18 ans qui repoussait ses avances depuis plusieurs mois (elle-même connue de la justice pour complicité d'assassinat alors qu'elle n'avait que 16 ans), avant de se donner la mort d'une balle dans la tête.
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Le 29 janvier dans la nuit, le navigateur Silva Blanco, 21 ans, est grièvement blessé d'une balle de revolver, alors qu'il circule dans la rue de la Loge.
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Le 9 février le corps sans vie d'un marin algérien, Mohammed Ben Jahar, est retrouvé criblé de balles sur le Quai du Port, à l'entrée du Quartier Réservé.
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Dans la nuit du 19 février, suite à une simple moquerie, un marin guinéen tire sur un groupe de compatriotes à l'angle des rues Radeau et Bouterie, blessant grièvement l'un d'eux au poumon.
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Le 26 février vers 21 heures, Hippolyte Rolland, 29 ans, est tué de trois balles à bout portant sur la place Victor-Gélu par ses deux beaux-frères, pour un différent d'ordre familiale.
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Le 14 mars à 1 heure du matin, l'Algérien Mohammed Belkir est blessé de deux balles à la jambe dans la rue de l'Amandier.
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Le 31 mars vers 21 heures Georges Lagarides, patron d'un bar de la rue Lanternerie, se prend de querelle avec l'un de ses pensionnaires, le marin Georges Cinzano, pour un différent d'ordre financier. Le marin frappe alors le patron à coups de barre de fer sur la tête, lequel réplique à coups de revolvers et blesse grièvement son antagoniste.
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Dans la soirée du 9 avril dans la rue de Bourgogne, Pascal Esposito, 24 ans, est blessé d'une balle à la jambe suite à une querelle avec un de ses voisins.
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Le 18 avril vers minuit, une altercation éclate à la sortie d'un bar de la rue de la Loge entre un groupe d'Italiens éméchés et des nervis marseillais, qui sortent les revolvers et tirent dans le tas. Quatre Italiens sont hospitalisés, tandis qu'un passant, Jean Ciattoni, est tué d'une balle perdue. Le tireur, Jean Tomini, commettra un nouveau meurtre trois semaines plus tard contre un photographe danois, retrouvé étranglé dans sa chambre le 12 mai 1927.
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Le 4 mai, la police découvre deux hommes blessés par balle dans la rue de Bourgogne, suite à une fusillade entre maquereaux ayant eu lieu quelques instants plus tôt rue de la Loge.
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Le 29 mai une prostituée de la rue Bouterie, Angèle Corsa, est blessée chez elle d'une balle à la jambe tirée par un client arabe.
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Le même soir sur la place Victor Gelu, l'Espagnol Raphaël Costa est roué de coups par des maquereaux rivaux qui convoitaient sa protégée. Costa sort un revolver et fait feu sur ses ennemis : l'Italien Giuseppe Ricci est grièvement blessé, tandis que le Corse Paul Pracosi succombe dans la nuit à l'hôpital.
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Le 3 juin dans un bar de la rue Bouterie, un soldat du 7e régiment des Spahis se prend de querelle avec une prostituée et la menace d'un rasoir. La patronne Emma Rey sort alors un revolver et tire deux balles dans les jambes du militaire, tandis qu'une troisième blesse un passant par accident.
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Le 5 juin vers 2 heures du matin, sur le Quai du Port à l'entrée du Quartier Réservé, une prostituée maghrébine, Zora Abdelkader, vide son revolver sur son souteneur, un certain André Bonavita, et le blesse à plusieurs reprises.
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Le 23 juin au petit matin dans la rue Caisserie Joseph Bois, marchand de meubles de 51 ans, est tué dans son magasin par un concurrent qui lui tire dessus à trois reprises. Le meurtrier, Nicola Patricelli, est un commerçant italien sujet à de graves accès de démence suite à une blessure à la tête reçue pendant la guerre.
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Le 29 juillet un marin anglais armé d'une barre de fer, William Payne, entre de force dans une maison close de la rue de la Reynarde d'où il avait été éconduit. Le patron de l'établissement, Marius Savournin, sort son revolver et le blesse de trois balles dans le bras.
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Le même soir, un peu plus bas sur le Quai du Port, le marin Ferdinand Ferrara est blessé d'une balle dans la jambe.
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Le 12 août vers 20 heures 30, le maquereau Félix Conte, voulant corriger sa « gagneuse », lui tire dessus sur le Quai du Port mais la manque et atteint par erreur une simple passante à l'abdomen, Antoinette Cincotto, 23 ans.
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Le 6 septembre le patron d'un bar de la rue Bouterie, Edmond Bruant, est blessé de cinq balles de revolver par un certain Léon Dupont, qu'il avait menacé plus tôt dans la soirée pour d'obscures raisons.
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Le 9 septembre vers 21 heures, le maquereau Pierre Auletto est tué de trois balles dans le corps à la terrasse d'un bar du Quai du Port par son ennemi Jean-Baptiste Antonelli, marin corse qui avait tenté de lui voler sa femme.
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Dans la nuit du 11 septembre le corps sans vie d'un jeune Guinéen de 19 ans, Lamine Traoré, est découvert par des policiers dans la rue Lancerie.
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Le 2 octobre vers 5 heures du matin, un certain Abdelkader est attaqué par un « groupe de Noirs » sur le Quai du Port, qui le blessent de deux coups de revolver.
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Le 22 octobre un Sénégalais de 30 ans est blessé de deux balles en bas de chez lui dans la rue Bouterie.
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Le 30 octobre dans la rue de la Guirlande, suite à un différent d'ordre financier, Vincent Giovanini est tué d'une balle dans la gorge par le Corse Jeannot Cervella.
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Le 4 décembre vers 22 heures, l'Algérien Brahim Ben Amondah est blessé d'un coup de revolver à la main au cours d'une altercation sur la place Victor Gelu.
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Le 9 décembre vers 13 heures, suite à une querelle de voisinage, une bagarre éclate entre plusieurs femmes de la rue de Bourgogne, armées de rasoirs et de couteaux, lorsque des coups de feu éclatent. Thérèse Bizarro, 43 ans, est tuée sur le coup, tandis qu'un homme et deux femmes sont blessés. Le tireur, Vincenzo Cocchia, fait ensuite feu sur les policiers venus l'arrêter, et parvient à prendre la fuite.
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Le 12 décembre dans l'après-midi, après une vive altercation dans la rue Poissonnerie-Vieille, la jeune Marie La Rocca tire sur sa belle-mère Marie Capirchia dans la rue de la Prison, l'accusant de vouloir l'éloigner de son bien-aimé, et la blesse d'une balle à l'épaule.
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Dans la nuit du 19 décembre le corps de Lucien Ganivette, natif de Barcelone, est retrouvé baignant dans son sang dans la rue des Martégales, atteint d'une balle à la tête. Il était recherché pour vols depuis plusieurs mois.
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Voici donc terminé ce petit panorama comparatif de deux époques criminelles très éloignées, mais pourtant proches sur un certain nombre de points.
Pour aller plus loin, j'invite tout un chacun à lire mon livre Marseille Interdite. 1878/1943 : histoire du Quartier Réservé (400 pages, 80 photographies, 25 euros) paru à la Manufacture de Livres le 20 juin 2024.
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